Le paysage réglementaire des cryptomonnaies et de la finance décentralisée (DeFi) dessine désormais une fracture de plus entre les États-Unis et Europe
Le paysage réglementaire des cryptomonnaies et de la finance décentralisée (DeFi) dessine désormais une fracture nouvelle de plus entre les États-Unis et l'Europe. Alors que l'administration Trump vient d'envoyer un signal fort en annulant une règle controversée de l'IRS sur les obligations déclaratives dans le secteur DeFi, l'Union européenne poursuit sa trajectoire d'encadrement maximal à travers son règlement MiCA. Cette divergence d'approche n'est pas simplement technique — elle constitue un véritable marqueur d'affrontement de visions stratégiques dans la course à l'innovation financière du XXIe siècle.
WASHINGTON : LA DÉRÉGLEMENTATION COMME ARME DE SOUVERAINETÉ NUMÉRIQUE
La signature par Donald Trump de la résolution H.J.Res.25, qui annule les exigences déclaratives imposées aux protocoles DeFi, marque un tournant décisif. Cette manœuvre législative, adoptée avec un soutien bipartisan remarquable, constitue davantage qu'un simple allègement administratif — elle s'inscrit dans une vision géostratégique claire : faire des États-Unis l'épicentre mondial de l'innovation blockchain et crypto.
L'approche américaine se caractérise désormais par une différenciation nette entre la finance centralisée (CeFi) et décentralisée (DeFi). Les plateformes d'échange centralisées comme Coinbase ou Kraken continuent de se soumettre aux obligations KYC ("Know Your Customer") et aux déclarations fiscales via les formulaires 1099-B, tandis que les protocoles décentralisés — ces places de marché algorithmiques sans intermédiaires humains — sont libérés du cadre réglementaire inadapté à leur architecture technologique.
Ce n'est pas un hasard si le représentant French Hill, président de la Commission des services financiers de la Chambre, a qualifié la signature de cette résolution de "moment historique pour les crypto-actifs". Washington a compris que l'innovation DeFi représente un levier d'influence géoéconomique majeur dans la compétition technologique mondiale face à la Chine et l'Europe.
BRUXELLES : L'APPROCHE MAXIMALISTE DU "TOUT RÉGULER"
À l'opposé du spectre réglementaire, l'Union européenne a fait le choix d'une approche uniforme et extensive avec son règlement MiCA (Markets in Crypto-Assets), pleinement opérationnel depuis décembre 2024. Ce cadre juridique, qui ne fait aucune distinction fondamentale entre finance centralisée et décentralisée, impose des contraintes déclaratives similaires à l'ensemble des acteurs de l'écosystème.
Le régulateur européen a institué un régime fiscal particulièrement contraignant. Chaque État membre conserve sa propre doctrine d'imposition sur les plus-values (de 0% à 45% selon les juridictions), mais l'uniformisation des obligations déclaratives crée une charge administrative considérable. Les protocoles DeFi opérant dans l'UE doivent désormais collecter et transmettre des données sur leurs utilisateurs, quand bien même leur architecture technique rend cette exigence techniquement irréalisable dans de nombreux cas.
L'Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) a récemment publié une série de directives complémentaires visant spécifiquement les protocoles de prêt décentralisés et les plateformes d'échange automatisées (DEX), les assimilant de facto à des entités financières traditionnelles. Cette fiction juridique, qui ignore les spécificités techniques de la blockchain, soulève des questions fondamentales sur la viabilité à moyen terme de l'innovation DeFi sur le sol européen.
UNE FRACTURE GÉOÉCONOMIQUE AUX CONSÉQUENCES STRUCTURANTES
Cette divergence réglementaire transatlantique n' est pas sans rappeler la fracture qui s'était dessinée dans les années 1990 entre les approches américaine et européenne de l'Internet naissant. L'histoire semble se répéter, avec des conséquences prévisibles : fuite des talents et des capitaux vers les juridictions les plus favorables, émergence de champions nationaux dans les espaces réglementaires accommodants, et in fine, recomposition des chaînes de valeur mondiales.
Les premières manifestations de ce phénomène sont déjà visibles. Selon un rapport récent de la Blockchain Association, plus de 30% des projets DeFi européens envisagent de relocaliser leurs activités aux États-Unis ou dans d'autres juridictions plus favorables comme Singapour ou Dubaï. Parallèlement, les investissements en capital-risque dans les startups blockchain américaines ont bondi de 47% au premier trimestre 2025, tandis qu'ils stagnent dans l'UE.
Cette divergence réglementaire s'inscrit dans une compétition géostratégique plus large pour la domination des technologies financières de demain. La DeFi n'est pas simplement un nouveau canal de distribution de services financiers — elle représente une refonte fondamentale de l'infrastructure même de la finance mondiale, avec des implications profondes pour la souveraineté monétaire des États.
PERSPECTIVE : VERS UNE NOUVELLE GÉOGRAPHIE DE L'INNOVATION FINANCIÈRE
Dans cette bataille normative transatlantique, les positions semblent désormais clairement établies. Washington fait le pari que les bénéfices géoéconomiques d'une innovation DeFi florissante sur son territoire compenseront largement les éventuelles pertes fiscales à court terme. Bruxelles, fidèle à sa posture réglementaire historique, privilégie la protection du consommateur et la stabilité financière au prix d'un certain frein à l'innovation.
Cette bifurcation réglementaire pourrait s'avérer structurante pour la décennie à venir. Si l'Europe maintient son cap actuel, elle risque de rééditer l'erreur stratégique commise lors de la révolution numérique des années 2000, où sa prudence excessive a conduit à une dépendance technologique envers les géants américains.
Pour Washington, le défi sera de trouver le juste équilibre entre cette libéralisation stratégique et les impératifs de sécurité nationale liés aux flux financiers. La récente nomination de Christopher Giancarlo, ancien président de la CFTC et partisan d'une "régulation légère", comme conseiller spécial sur les actifs numériques à la Maison Blanche, indique que l'administration Trump a pleinement intégré l'enjeu géostratégique des cryptomonnaies.
À l'heure où l'Europe maintient son cap réglementaire rigide et où les États-Unis embrassent une approche plus nuancée, c'est bien l'avenir de la géographie financière mondiale qui se dessine sous nos yeux. Dans cette nouvelle "grande partie" de la géoéconomie mondiale, la fiscalité n'est qu'un instrument au service d'ambitions stratégiques bien plus vastes.