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La Russie semble investir considérablement dans le nucléaire civil pour en faire sa principale énergie renouvelable avant 2050

La Russie investit massivement pour que son parc nucléaire soit essentiellement renouvelable avant 2050.

La Russie semble investir considérablement dans le nucléaire civil pour en faire sa principale énergie renouvelable avant 2050
World
Sep 26, 2024
Par 
Jacques Sapir

Selon des récentes données, il semblerait que la Russie investisse sur l'inovation en matière de nucléaire dans le but de construire un nombre non-négligeable de réacteurs renouvelables à l'horizon 2050. Par ailleurs, Moscou table toujours massivement sur son gaz et quasiment pas sur le solaire ou l'éolien. Parmi les principaux acteurs du déploiement de la politique énergétique de la Russie, on retrouve Rosatom, ou encore TVELV, dont les exportations d'uranium vers les USA continuent d'augmenter malgré les sanctions.

Reportage de Jacques Sapir, Directeur d'études à l'EHESS et Enseignant à l'EGE-Paris, directeur du CEMI - CR451.

Depuis l’accident de Tchernobyl, le secteur nucléaire civil russe est l’objet de suspicions et de nombreuses interrogations. La « décennie maudite » des années 1990, marquée par la crise de la transition et le pillage généralisé de l’économie russe n’a naturellement pas aidé à aider au redressement de l’image du secteur nucléaire. Mais, depuis le début des années 2000, ce secteur commence une lente remontée. Une grande holding d’État, Rosatom, a été créée et la production du carburant nucléaire a été confiée à une autre société d’État dépendant elle-même de Rosatom, Tvel, qui a rapidement fait certifier sa production aux normes internationales (européennes et américaines) pour devenir une des premières sources au monde de combustible nucléaire.

L’énergie nucléaire est, aujourd’hui, à nouveau une priorité en Russie, si l’on lit le Schéma directeur pour l’énergie électrique jusqu’en 2042. Mais, ce renouveau du nucléaire se heurte à une perte de compétence dans le domaine des réseaux électriques du fait de la « décennie maudite ». Ces compétences devront être rapidement reconstituées. De plus, le secteur nucléaire civil devra s’accommoder aussi de l’expansion du gaz dans la production d’électricité, et – surtout – du vieillissement des centrales qui continuent de porter les stigmates de la grande crise des investissements des années 1990.

  1. La place du nucléaire et le Schéma directeur à l’horizon 2042

Le Schéma directeur qui a été publié récemment donne certaines indications sur les priorités à long terme de la Russie dans la production d’électricité. Ce Schéma est régulièrement modifié et amendé. Aussi est-il important de suivre la tendance des modifications qui lui sont apportées depuis une dizaine d’années.

La Russie s'écarte, et s’écartera de plus en plus, de la tendance mondiale vers une utilisation maximale de l'énergie éolienne et solaire comme sources renouvelables au profit de l'énergie nucléaire. Si, par exemple, l'Agence internationale de l'énergie prévoit que la part de la production solaire et éolienne dans le monde d'ici 2050 sera de 45 à 69 % selon le scénario, et que la part de l'énergie nucléaire commencera à diminuer, quoique lentement, la Russie, elle, va faire exactement le contraire au moins pour les 18 prochaines années. Les raisons sont nombreuses, qui vont de la non-permanence du solaire et de l’éolien comme sources d’énergie, aux problèmes pour l’instant non résolus de recyclage de certains de ses composants, comme les pales des grandes éoliennes.

C'est pour cette période de long terme qu’a été conçu le « Schéma général de placement d'installations électriques jusqu'en 2042 » où Schéma directeur, qui a été publié par l'Opérateur du système énergétique unifié de Russie (Roseti). Les données qui y sont présentées indiquent que la part des centrales solaires (SES) et éoliennes (WPP) s'élèvera seulement à quelques pour cent dans le volume total de production et de consommation d'électricité en Russie. Par contre, l'énergie nucléaire devrait nettement progresser. Un bilan du passé s’impose. On constate que la production d’électricité d’origine nucléaire a régulièrement augmenté depuis la fin de la période soviétique et le volume absolu de production a pratiquement doublé.

La part du nucléaire est donc passée d’environ 10% en 1990 à 19% actuellement, une part qui est importante, mais non-dominante. Dans la production électrique en Russie, le gaz continue de dominer, le pétrole disparaît et l’hydroélectricité continue de progresser, quoique sur un rythme moins rapide que le nucléaire.

Le développement tel qu’il est prévu par le Schéma directeur fixe donc des objectifs pour les 18 prochaines années : formation d'une structure rationnelle des capacités de production et du réseau électrique, qui assurera un équilibre optimal entre la production et la consommation d'électricité, ainsi qu'augmenter la fiabilité du système énergétique. Le non-dit dans le Schéma est le maintien de l’équilibre entre l’utilisation du gaz, promue par Gazprom mais sous réserve d’une augmentation des prix internes du gaz, et le développement des autres sources, et en particulier le nucléaire. Or, ce dernier exige des investissements importants, tout comme la réalisation de nouveaux barrages pour le développement de l’hydraulique.

Sur la base des résultats de la mise en œuvre des projets qui sont proposés dans le cadre du Schéma directeur, la capacité installée des centrales électriques russes augmentera de manière nette de 19 %, passant de 253,5 à 302,13 GW (48,63 GW soit +19,2%). Dans le même temps, le volume total de mise en service des équipements de production jusqu'en 2042 sera supérieur à 91 GW (+35,9%). Mais, une partie importante de cette nouvelle puissance installée sera utilisée pour remplacer les capacités qui seront mises hors-service en raison de l’usure des équipements et du vieillissement des installations. Ceci est rendu nécessaire du fait de la structure par âge du parc des centrales.

Rappelons qu’il est important de maintenir des investissements constants dans le secteur nucléaire civil, à la fois pour avoir une structure équilibrée par âge des centrales mais aussi pour éviter une perte de compétences par le départ d’une partie des ouvriers très spécialisés de ce secteur vers d’autres emplois du fait de l’absence de nouvelles constructions. C’est un problème que l’on rencontre aujourd’hui en France, et qui explique à la fois la montée des coûts de maintenance des centrales et l’envolée des coûts des nouvelles constructions (Flamanville) par manque de ces ouvriers très spécialisés. La Russie, pour sa part, si elle n’a pas évité le problème d’un vieillissement des centrales, a pu empêcher cette perte de compétence, notamment en reprenant la construction de centrales dans la décennie 2000-2010, et conserve aujourd’hui une population d’ouvriers et de techniciens hautement qualifiés qui sera nécessaire pour le programme à venir de production.

  1. Le programme prévu par le Schéma directeur

Le volume total des investissements dans l'industrie nucléaire civile jusqu'en 2042 s'élèvera à 41 030 milliards de roubles (ou 413 milliards d’euros) aux prix prévisionnels des années correspondantes. La majeure partie de ces fonds sera allouée aux installations de production avec 38 940 milliards et aux réseaux avec 2 090 milliards. Pour les 18 prochaines années, il est prévu que la part des centrales solaires et éoliennes dans la production totale d'électricité du pays passe de 0,5% à 3,3 %, tandis que la part des centrales nucléaires quant à elle passera de 18,9 à 23,5 %. On prévoit aussi qu’en Russie la part des centrales thermiques dans la production totale d'électricité diminue de 5 points de pourcentage et la part des centrales hydroélectriques de 2,2 points de pourcentage. 

Bien entendu, quantitativement, leur capacité installée augmentera grâce à la construction de nouvelles stations et à la modernisation de celles existantes. La production thermique augmentera de 4,5 GW et la production hydroélectrique de 4,6 GW. Ce qui est réjouissant, c'est que la capacité des centrales électriques à pompage-turbinage (PSPP) (ou гидроаккумулирующих электростанций (ГАЭС)) sera multipliée par quatre et demie, passant de 1,3 à 6,1 GW. Aujourd'hui, il n'existe en Russie qu'une seule grande centrale de pompage-turbinage - Zagorskaya, dans la région de Moscou, d'une capacité installée de 1,2 GW, capable d'accumuler de l'électricité pendant les périodes de faible consommation et de la restituer en période de demande accrue. En 2028, il est prévu de lancer la station Zagorskaya PSPP-2 et, à partir de 2031, cinq stations supplémentaires dans différentes régions du pays : dans les territoires du Nord-Ouest, de Crimée, de Krasnodar et de l’Extrême-Orient.

Pour ce qui est du nucléaire, d'ici 2042, il est prévu de démanteler 10,4 GW de capacité de production d’électricité nucléaire à court terme et 32 GW après 2030. Les centrales ayant épuisé leur durée de vie sur les 36 existantes seront arrêtées.

Le parc nucléaire en 2023

La Russie disposait en 2023 de 36 réacteurs nucléaires opérationnels, soit 10 réacteurs RBMK, 22 réacteurs VVER, 2 réacteurs à neutrons rapides (RNR) et 2 petits réacteurs modulables (PMR) apparentés aux VVER et installés sur barge flottante.

Réacteurs RBMK

Les réacteurs de type RBMK ou Реактор Большой Мощности Канальный / Reaktor Bolshoy Moshchnosti Kanalnyi constituent une des filières originales développées par l’URSS dans les années 1960 à 1980. Ces réacteurs utilisent le graphite comme modérateur et l’eau pour le refroidissement, la transmission de chaleur et le fonctionnement des turbines. Une particularité est qu’ils produisent, secondairement, du plutonium à usage militaire. Une autre est que ces réacteurs utilisent de l’uranium faiblement enrichi (1,8%). Ce sont des réacteurs de ce type qui sont à l’origine de l’accident de Tchernobyl, en raison d’erreurs de manipulation mais aussi de défauts de construction. Les réacteurs de ce type encore en fonctionnement ont tous été profondément modifiés pour tenir compte de l’accident de Tchernobyl.

Réacteurs VVER

Les réacteurs VVER ou Водо-Водяной Энергетический Реактоp / Vodo-Vodianoï Energuetitcheski Reaktor, sont des réacteurs à eau pressurisée qui ont supplanté les réacteurs RBMK. La conception de ces réacteurs est entièrement soviétique et a commencé au début des années 1960, mais les travaux de conception ont continué à partir de 1992. Le design détaillé et l'ingénierie est réalisé par l'entreprise ASE, regroupant elle-même plusieurs entreprises russes : JSC Atomenergoproekt Moscou et Novgorod, JSC Atomproekt de Saint-Pétersbourg. 

L’eau est à la fois le modérateur et le caloriporteur pour ces réacteurs, comme sur la plupart des réacteurs occidentaux. Le combustible nucléaire est du dioxyde d'uranium faiblement enrichi, de l'ordre de 2,5% pour les VVER-440, 3,5% à 4,5% pour les VVER-1000 et 5% pour les VVER-1200 et VVER-TOI9. Ces réacteurs ont été exportés dans de nombreux pays de l’ex-bloc soviétique mais aussi en Finlande (2 unités opérationnelles depuis 1972), au Bangladesh, en Égypte (4 unités en construction), en Chine (4 unités opérationnels plus de nombreuses autres en construction), en Inde (2 unités), en Iran et en Turquie (4 unités en construction). Ces réacteurs sont pour l’instant le cheval de bataille de Rosatom à l’exportation.

Au total 65 réacteurs VVER sont aujourd’hui opérationnels en Russie et dans d’autres pays.

Réacteurs à neutrons rapides

La Russie a aujourd’hui en fonctionnement opérationnel (connectés au réseau électrique) deux réacteurs à neutrons rapides à la centrale de Beloyarsk dans la région de Sverdlovsk. Ils sont refroidis au sodium liquide mais le caloriportage est assuré par de l’eau. Ces deux unités sont considérées comme semi-expérimentales et servent essentiellement à la définition d’un surgénérateur commercial. Ils doivent assurer la maîtrise par la Russie des réacteurs nucléaires du futur qui seront de type « circuit fermé » et consommeront les déchets des centrales nucléaires.

Réacteurs modulaires de petite puissance

La Russie exploite aujourd’hui deux réacteurs modulaires de petite puissance qui sont installés sur des barges flottantes (l’Akademik Lomonossov). Il s’agit de réacteurs similaires aux VVER et au réacteurs utilisés sur sous-marins ou brise-glace. Rosatom poursuit activement le marketing de cette technologie. Ces réacteurs ont été développés par OKBM, qui est une filiale de Rosatom. Ces réacteurs peuvent s’avérer très utiles quand il s’agit de produire de l’électricité pour une ville ou une installation industrielle située dans une région où il n’y a pas de réseau électrique et où le coût d’en construire un s’avère trop élevé.

À leur tour, au cours de la même période, 37 nouveaux réacteurs, d'une capacité totale de 28,5 GW, seront mis en service, et 11 nouvelles centrales nucléaires (pluri-réacteurs) seront construites, dont celles équipées de réacteurs à neutrons rapides. De même seront construites plusieurs centrales nucléaires de faible puissance (PRM). 

Dans le même temps, un mouvement massif de la production nucléaire vers l'est est attendu : de puissantes centrales nucléaires seront construites à Krasnoïarsk, Khabarovsk, et dans l’Extrême-Orient, ainsi que trois centrales nucléaires de type PRM dont la localisation n’est pas encore finalisée. Les PRM sont conçues pour fonctionner dans des zones isolées ; leur objectif principal est de fournir de l’électricité aux gros consommateurs. Ainsi, la centrale nucléaire de Tchoukotka couvrira les besoins d'approvisionnement énergétique du projet d'extraction d'or du gisement de Sovinoye, développé par une société qui appartient d’ailleurs au périmètre de Rosatom. La petite centrale nucléaire de Baimskaya alimentera le complexe d’exploitation minière de Baimsk qui est en construction, et la centrale nucléaire de Yakutskaya deviendra la source principale d'électricité pour le développement du gisement d'or de Kyuchus et de deux gisements d'étain.

Néanmoins, les centrales thermiques resteront le principal producteur d'électricité comme le montre le Schéma directeur. La transition énergétique implique le remplacement des combustibles fossiles par des sources d’énergie renouvelables ; dans l’UE, nous parlons principalement d’énergie solaire et éolienne. Mais la Russie a visiblement défini sa propre voie dans le domaine. Elle dispose en effet d'une abondante offre de gaz naturel, dont l'utilisation dans la production d'électricité produit un volume d'émissions de dioxyde de carbone beaucoup plus faible que lors de la combustion de charbon ou de pétrole aux mêmes fins. Cette situation est appelée à perdurer tant que Rosatom n’aura pas achevé le développement de la technologie du cycle nucléaire fermé, une technologie qui rendra l'énergie nucléaire véritablement renouvelable et lui fournira du combustible pour des millénaires. Ceci nous donne une indication importante sur la stratégie russe en matière de sources d’énergie. La Russie n’entend pas basculer massivement vers le nucléaire tant qu’un cycle complètement « propre » ne sera pas mis au point. Ce cycle est théoriquement possible au travers des réacteurs dits « à neutrons rapides » fonctionnant en cycle fermé. Mais, la capacité à industrialiser massivement de tels réacteurs n’existe pas encore et demandera, à l’évidence de nombreuses recherches. C’est pourquoi, selon une note interne de Rosatom, le processus d’industrialisation ne sera possible qu’à l’horizon 2050. Les réacteurs actuels constituent donc une solution provisoire et non définitive au problème de la fourniture d’énergie.

  1. Problèmes de réseau

En ce qui concerne les projets de construction de lignes de transport d'électricité, le Schéma directeur s’est limité à 2036. D'ici là, il est prévu de construire 12 900 km de lignes principales. Selon l'opérateur du système, la longueur des lignes de transport d'électricité de classe de tension 110-750 kV est d'environ 490 000 km. Au total, Rosseti, l’opérateur du réseau, gère 2,5 millions de kilomètres de réseaux, à travers lesquels transite plus de 80 % de toute l'électricité produite dans le pays.

Une nouveauté importante réside dans l'intention de prévoir la construction de lignes de transport en courant continu sur de longues distances. Le schéma précédent, qui avait été adopté en 2017 avec un horizon de planification jusqu'en 2035, n'envisageait pas une telle construction. Fin 2022, des modifications y avaient été apportées, mais elles ne prévoyaient pas l'apparition de lignes en courant continu.

Ce développement du nouveau Schéma directeur est important. En effet, les pertes de puissance lors du transport d'énergie dans les lignes à courant continu sont moindres, leur construction est moins chère et elles sont plus fiables par rapport aux lignes de transport à courant alternatif équivalentes en puissance et en tension. Or, la Russie est le seul grand pays industriel au monde où il n’existe pas de lignes de transport de courant continu à haute tension. Jusqu'à récemment, il existait un insert de courant continu (DCI) entre les systèmes électriques de la Russie et de la Finlande, ce qui permettait d'assurer la communication entre les systèmes. Mais la Finlande a refusé d'importer de l'électricité de notre pays. 

Cette situation est clairement une conséquence de la crise économique des années 1990, marquée par le choc de la transition et l’entrée brutale en Russie des entreprises occidentales, qui a provoqué une dramatique chute de l’investissement et la destruction, par manque de financement, de nombre d’entreprises industrielles de la période soviétique. Ainsi, la Russie a accumulé un important retard en dépit du fait que la première transmission piloteindustrielle à courant continu au monde, la ligne Kashira – Moscou, a été construite en 1950. En 1962, une ligne Volgograd - Donbass d'une capacité de 720 MW avait été mise en service. Puis, à la fin des années 1970, débuta la construction de la ligne Ekibastuz-Russie centrale d'une capacité de 6 000 MW et d'une longueur de plus de 2 400 km. Elle devait être la plus puissante et la plus longue du monde. Mais elle ne fut jamais achevée. 

Dans le même temps, par exemple, la Chine, qui industrialisait son économie, développait activement les réseaux de transport à courant continu. Plus de trois douzaines de lignes de transport de courant continu à très haute tension (à partir de 800 kV) ont été construites dans ce pays. Et c’est sans compter les lignes à haute tension, avec des tensions transmises de 100 à 800 kV.

Les succès de la Chine dans la construction de lignes à courant continu lui ont permis d'annoncer un projet à grande échelle visant à créer des réseaux mondiaux de transport d'électricité qui encerclent la planète entière et permettent de transférer l'énergie là où elle n'est pas nécessaire pour le moment, par exemple en raison d'une baisse quotidienne de la consommation, là où elle est nécessaire. 

Le Schéma directeur de 2024 prévoit la construction de six lignes de transport de courant continu en Russie. Deux pour assurer l'approvisionnement en électricité de Moscou et quatre pour assurer le flux d'électricité de la Sibérie orientale vers l'Extrême-Orient. Il est proposé d'alimenter Moscou à partir de la centrale nucléaire-2 de Novo-Voronej qui est en activité et de la centrale nucléaire-2 de Koursk qui est en construction. Selon le directeur de Rosatom, Alexei Likhachev, la société d'État a l'intention de lancer physiquement la première unité de cette station cette année. La deuxième unité devrait être mise en service en 2027, la troisième en 2031 et la quatrième en 2034, portant la capacité installée de la centrale à 4 800 MW.

Le besoin supplémentaire en énergie pour Moscou n’est pas tant lié aux besoins croissants de la métropole, qu’au fait qu’une part importante de cette énergie est produite par des turbines à gaz de fabrication étrangère, dont les constructeurs ont refusé d’assurer le service, la fourniture en pièces détachées et les réparations. En cas d’incident massif, Moscou risque de perdre une part importante de sa puissance car il est peu probable qu'il soit possible de remplacer rapidement les turbines à gaz étrangères de grande puissance par des turbines nationales : les volumes de production des unités russes ne suffiront pas à la fois pour le remplacement et pour l'installation dans les centrales thermiques nouvellement construites.

La nécessité de relier le système énergétique de l’Extrême-Orient au système unifié est un problème ancien. L’Extrême-Orient se développe actuellement plus rapidement que la Russie dans son ensemble et la consommation d’électricité y augmente également à un rythme plus rapide. En même temps, la construction de centrales électriques en Extrême-Orient ces dernières années ne s’est pas déroulée au mieux et les retards sont nombreux. L’organisation des flux est donc l’une des options pour résoudre le problème. La plaque électrique de Sibérie, qui dispose d'une capacité de production importante et excédentaire sous forme de centrales hydroélectriques est elle-même déjà reliée à la plaque électrique de la Russie centrale. Si la Russie centrale peut être alimentée par de nouvelles sources, la plaque de Sibérie pourrait devenir un donateur d'énergie pour l'Extrême-Orient qui en a besoin.

  1. Une stratégie active d’exportation

Sur la question des exportations, il est important de comprendre le fonctionnement du binôme Rosatom-Tvel. La société Tvel, qui produit et commercialise l’uranium enrichi nécessaire au fonctionnement des centrales à eau pressurisée construites dans le monde, est donc un acteur indissociable de Rosatom qui, lui, se concentre dans l’exportation de centrales. Ce binôme est appelé à jouer un rôle de plus en plus important dans les années à venir.

Des notes internes à Rosatom, qui semblent avoir été validées par le Schéma directeur, indiquent donc la présence d’une stratégie agressive d’exportation, dans le but d’augmenter le nombre de centrales nucléaires produites et d’obtenir des baisses de coût par un effet d’économie d’échelle.

À cet égard, il est clair que l’Asie reste la principale cible des exportations. De ce point de vue, la continuité de la stratégie de Rosatom est claire. La société a déjà enregistré des succès importants en Chine avec l’exportation de réacteurs VVER et des partages de technologie pour la mise au point de réacteurs à neutrons rapides de type « circuit fermé », avec l’Inde et le Bangladesh. Les notes internes indiquent que des négociations sont aujourd’hui très avancées avec deux autres pays, la Malaisie et la Thaïlande, et qu’elles sont en cours avec la Birmanie et le Laos. Mais, d’autres pays apparaissent dans le viseur de Rosatom, alors qu’ils étaient simplement signalés dans les documents auxquels nous avions eu accès en 2007.

Au Proche et Moyen Orient, l’Égypte et la Turquie ont déjà sauté le pas et passé des contrats avec Rosatom. Les négociations se poursuivent activement avec la Syrie (mais le contexte géopolitique n’est pas favorable), avec l’Irak et avec l’Iran. Cependant, les perspectives de développement des exportations semblent désormais nettement plus favorables avec les pays d’Afrique.

La République d’Afrique du Sud, qui connaît des problèmes récurrents de pénuries électriques, souhaite acquérir de nouvelles centrales, aux côtés des centrales d’origine française qu’elle possède déjà. Elle est une bonne cible pour l’exportation de réacteurs VVER de nouvelle génération (VVER-TOI de 1250 MWe). Des négociations ont été ouvertes avec d’autres pays (Angola, Burkina, Guinée, Mali, Mozambique, Niger) et d’autres sont en préparation avec le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Pour ces pays, l’offre de Rosatom est double. D’un côté, Rosatom propose son réacteur VVER-TOI ou des variantes plus réduites de ce dernier. D’un autre côté, Rosatom propose des réacteurs de type PRM, montés sur barges flottantes ou à terre, et d’une capacité de puissance comprise entre 32 et 50 MWe. Ces PRM pourraient être utiles dans des pays ayant un réseau électrique très peu développé. Il semble, suivant les notes internes, que plusieurs des pays cités soient intéressés par de tels réacteurs.

Enfin, Rosatom commence à prospecter l’Amérique Latine. Depuis l’arrêt de la construction d’une centrale de type VVER à Cuba, on pouvait croire que Rosatom se désintéressait de ce continent. Les notes internes montrent que des contacts préliminaires, voire plus, ont été pris avec plusieurs pays comme la Bolivie, le Brésil, le Pérou et le Venezuela. Les négociations pourraient progresser rapidement avec deux de ces pays, la Bolivie en lien avec l’extraction du Lithium et le Brésil. Les propositions de Rosatom concernent essentiellement des réacteurs de type VVER-TOI ou RMM-VVER.

À l’heure actuelle, la stratégie implicite de Rosatom semble devoir être une diversification du portefeuille d’exportation afin de ne pas être trop dépendant de « gros » clients comme la Chine et l’Inde, et une concentration sur la technologie des VVER-TOI et de leurs dérivés (y compris les PMR). La société semble vouloir éviter de développer un équivalent de l’EPR français et concentre ses efforts de recherche et développement sur les futurs réacteurs à « cycle fermé » dérivés des RNR qui sont considérés comme la voie de l’avenir. Rosatom espère pouvoir construire un prototype opérationnel entre 2035 et 2040, avec une industrialisation à partir de 2050.

La production d’uranium enrichi va donc rester un sujet important d’ici la fin du siècle. Et, c’est là qu’intervient la société Tvel qui est l’un des principaux fournisseurs d’uranium enrichi, y compris pour les pays de l’Union européenne et pour les États-Unis.

Les pays occidentaux sont d’ailleurs conscients de ce problème et ont tenté d’introduire dans les sanctions anti-russes prises depuis 2014 ou 2022 des clauses d’exemption de manière à ne pas nuire à leurs intérêts. Ainsi, selon les données américaines, les livraisons d’uranium russe aux États-Unis ont augmenté de près de 20 % en 2023, pour atteindre 702 tonnes, pour une coquette somme de 1,2 milliard de dollars. Au premier semestre de cette année, les approvisionnements se sont intensifiés : 416 tonnes ont été achetées, soit 2,2 fois plus qu'en janvier-juin 2023, pour 696 millions de dollars. L’augmentation très importante des achats américains d’uranium russe est évidemment une conséquence de la loi signée par le président Joe Biden en mai dernier interdisant l’importation d’uranium enrichi russe. Le document est entré en vigueur le 11 août, mais, jusqu'à fin 2027, le ministère américain de l'Énergie est autorisé à faire des exceptions - à délivrer des licences pour l'achat d'uranium dans la Fédération de Russie s'il n'y a « pas de vendeur alternatif » ou de fourniture alternative répondant aux « intérêts nationaux des États-Unis ». On peut penser que ce régime d’exemption va durer au-delà de 2027.

Au-delà, le développement de TVEL est largement lié aux exportations de Rosatom. Les centrales construites, ou en construction, sous contrat Rosatom achèteront leur combustible à Tvel. Rosatom se développe activement à l'extérieur, en élargissant son contrôle sur les gisements d'uranium à l'étranger (Kazakhstan, Namibie, Tanzanie). Il en résulte que Rosatom contrôle désormais 14 % de la production mondiale d’uranium. Le principal fournisseur d'uranium sur le marché mondial est la société kazakhe Kazatomprom, qui représente 23 % du volume mondial.

Avant de passer du minerai au produit final, l'uranium doit passer par une chaîne de transformations technologiques aboutissant à la production de concentré (le « yellow cake ») avec enrichissement et conversion. La première étape n'est pas particulièrement difficile. Mais les structures associées Rosatom, comme Tvel ; contrôlent désormais 38 % de la conversion mondiale et 46 % de l'enrichissement mondial. Ce sont des valeurs importantes. Or, le principal consommateur d'uranium dans le monde est l'énergie nucléaire. Il existe actuellement 412 centrales nucléaires en activité dans le monde, représentant une capacité totale de 370 GW. Début 2024, 58 autres centrales nucléaires d’une capacité totale de 60,2 GW étaient en construction. Selon les statistiques du commerce extérieur international, en 2023, la Russie se classait au deuxième rang mondial pour les exportations de produits à base d'uranium, soit 2,8 milliards de dollars, soit 18 % des exportations mondiales. Le premier pays était le Kazakhstan, avec un volume d’exportations de 3,4 milliards de dollars. Mais les exportations du Kazakhstan sont presque entièrement constituées de matières premières (code SH 284410) et 46 % d’entre elles sont destinées à la Russie. Et presque toutes les exportations russes sont constituées d’uranium enrichi et de combustible nucléaire (code 284420). C’est là où l’on mesure l’efficacité du binôme Rosatom et Tvel.

La stratégie extrêmement active de Rosatom à l’exportation aura pour conséquence un développement du rôle de Tvel, qui alimente déjà les centrales construites en Chine et en Inde ainsi que celles dans les autres pays.

La Russie, qui s’est dotée avec Rosatom et Tvel de deux champions industriels de taille mondiale, est donc très bien placée pour faire face, voire pour dominer, la concurrence sur le marché du nucléaire civil. Si elle a pu connaître des problèmes de perte de compétences à la suite de la crise des années 1990, ces derniers semblent avoir été limités à la question des réseaux de transport d’énergie. L’offre de Rosatom est cohérente à la fois avec le développement à moyen terme en Russie et avec celui du marché des exportations vers les pays du Grand Sud. De ce point de vue, l’appartenance de la Russie aux BRICS constitue un atout évident pour ce marché futur.

L’accent mis sur le développement de l’énergie nucléaire en Russie dans le « Schéma directeur à l’horizon 2042 » doit donc être aussi regardé du point de vue de l’expansion à l’international de l’industrie nucléaire russe. Cette dernière, au travers de Rosatom et de Tvel, est appelée à être l’un des piliers de la puissance de la Russie dans les 15 ans qui viennent.

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