Un processus délétère, aggravé par d’autres facteurs, a directement conduit à l’invasion russe de février 2022.
À l’occasion de la publication de La guerre de l’ombre en Ukraine, (Éditions Erick Bonnier, préface d’Alain Juillet), Maxime Chaix nous propose cet article qui résume et complète certains des principaux arguments de son ouvrage.
En politique étrangère, les puissances étatiques ont le choix entre quatre principaux leviers d’influence, qui peuvent être complémentaires : la diplomatie, la guerre économique, l’intervention militaire et l’action clandestine. Pour les décideurs, cette dernière option est particulièrement avantageuse puisqu’elle permet de déclencher, d’alimenter et/ou de conduire des guerres sans que les populations des États impliqués dans ces campagnes n’en aient conscience. Souvent menées par des forces supplétives, de telles opérations peuvent avoir des effets catastrophiques. Soutenu ouvertement et plus insidieusement par l’administration Obama, le renversement du Président Ianoukovitch par les factions nationalistes du Maïdan peut être considéré comme un Tchernobyl de l’action clandestine. 1 En effet, cet évènement a engendré une réaction en chaîne dramatique depuis février 2014 : l’annexion russe de la Crimée, les troubles autonomistes dans le Donbass, le soutien du Kremlin pour cette insurrection armée, et la militarisation des factions nationalistes ukrainiennes pour la réprimer avec l’appui de la CIA. 2 Ce processus délétère, aggravé par d’autres facteurs qui seront détaillés dans cet article, a directement conduit à l’invasion russe de février 2022 et à la guerre par procuration lancée par l’OTAN pour la repousser.
Contrairement à ce qui a été martelé par le cabinet Biden et ses alliés, cette agression décidée par Vladimir Poutine – aussi destructrice, meurtrière et condamnable soit-elle –, n’a pas été « non provoquée ». La Russie a en effet interprété, à tort ou à raison, les programmes clandestins du MI6 et de la CIA dans l’Ukraine post-Maïdan comme une prise de contrôle de ce pays par Londres et Washington, 3 et la formation de plus de 80 000 militaires ukrainiens par le Canada, la Grande-Bretagne et les États-Unis à partir de 2015 comme une intégration de facto de l’armée ukrainienne dans l’OTAN. 4 En d’autres termes, le peuple ukrainien, et par extension leurs voisins européens, ont été piégés par les néoconservateurs états-uniens dans un engrenage ayant conduit le Kremlin à lancer son « opération militaire spéciale » en février 2022, comme l’ont souligné les professeurs Jeffrey Sachs et John Mearsheimer. L’un des objectifs centraux de cette intervention était de neutraliser une armée ukrainienne perçue par le Kremlin comme une force supplétive de Washington. 5 Tel que démontré par différentes fuites dans la presse, les stratèges états-uniens étaient conscients du caractère hautement provocateur de leurs opérations sur le sol ukrainien à partir du Maïdan, y compris leur soutien pour ce mouvement dont les forces motrices n’étaient pas démocrates, pacifiques et pro-européennes mais autoritaires, militaristes et nationalistes – en plus d’être farouchement hostiles à la Russie. 6 Sans surprise, les faits susmentionnés ont été totalement refoulés par les élites politiques des pays de l’OTAN lorsque Poutine a franchi le Rubicon en février 2022. Publié dès les premières heures de cette intervention militaire, un communiqué du G7 a implanté dans la conscience collective occidentale le mythe de l’invasion « non provoquée », 7 Washington et ses alliés anglo-saxons dissimulant leur coresponsabilité centrale dans le processus ayant conduit à cette agression, certes illégale et critiquable à bien des égards.
Une enquête récente du New York Times, qui a été largement ignorée par les médias français, fait voler en éclat un autre mythe – celui de la non-cobelligérance des États-Unis et de leurs partenaires dans ce conflit. 8 Cette falsification du réel a permis aux dirigeants occidentaux de mener une vaste et périlleuse guerre par procuration contre la Russie, tout en affirmant à leurs opinions publiques qu’ils se contentaient d’aider l’Ukraine aux niveaux financier, humanitaire, matériel et logistique – donc sans être engagés dans les combats. Publiée le 29 mars 2025, cette longue investigation du Times révèle au contraire « que les États-Unis étaient bien plus intimement et largement impliqués dans la guerre [en Ukraine] qu’on ne le pensait auparavant. À des moments critiques, ce partenariat a constitué l’épine dorsale des opérations militaires ukrainiennes (…) Côte à côte dans le centre de commandement (…) de Wiesbaden [, en Allemagne,] des officiers états-uniens et ukrainiens ont planifié les contre-offensives de Kyiv. » Le Times ajoute que ce « vaste effort états-unien de collecte de renseignements a orienté la stratégie globale des combats, et a transmis des informations de ciblage précises aux soldats ukrainiens sur le terrain. Un chef du renseignement européen s’est dit surpris d’apprendre à quel point ses homologues de l’OTAN étaient profondément impliqués dans les opérations ukrainiennes. “Ils font désormais partie de la chaîne létale”, a-t-il déclaré » mais, pour quiconque a étudié cette question en profondeur, il est clair que l’armée ukrainienne avait été progressivement intégrée de facto à l’architecture militaire de l’Alliance atlantique à partir de 2015. 9
Sur le plan des services spéciaux, l’agence de renseignement intérieur ukrainienne (SBU) avait scellé un partenariat tripartite avec la CIA et le MI6 dès les premières heures suivant la chute de Ianoukovitch, ce qui avait permis une vaste purge de cette institution. 10 À partir de l’année suivante, les désormais puissants services de renseignement militaire ukrainiens (GUR) ont été largement restructurés, équipés et financés par la CIA, au point que cette dernière appelait le GUR son « petit bébé ». 11 Nous n’avons appris l’étendue de ces partenariats états-uniens avec le GUR et le SBU qu’à partir de l’automne 2023, grâce à une enquête du Washington Post détaillant comment les administrations Obama puis Trump avaient continuellement renforcé leur appui clandestin en faveur des services ukrainiens. 12 En février 2024, l’auteur de l’enquête du Times dévoilant l’étendue réelle de l’implication du Renseignement états-unien et du Pentagone dans la guerre en Ukraine a révélé qu’à la fin de l’année 2021, Poutine était convaincu que la CIA et le MI6 contrôlaient Kyiv, et qu’ils transformaient le territoire ukrainien en une base arrière pour des opérations portant atteinte à la sécurité nationale de la Russie. 13
Répondant militairement à ce qu’il percevait comme la mutation de l’Ukraine en une menace existentielle, le Kremlin s’est heurté à une résistance farouche des militaires ukrainiens, qui étaient appuyés quotidiennement par leurs alliés états-uniens pour détecter, sélectionner et frapper leurs cibles – ce partenariat ayant été clandestinement noué en mai 2022. 14 Le mois d’après, l’introduction dans ce conflit des missiles HIMARS, dont chaque lancement a impliqué un appui technique états-unien, a infligé des pertes considérables aux Russes et a placé l’Ukraine en position de force à l’issue de la première année de l’invasion. 15 Au printemps suivant, des désaccords au sein de l’état-major de Kyiv déboucha sur le couteux échec de Bakhmout, donc de la contre-offensive ukrainienne ; selon le Times, le Pentagone n’avait pas réussi à convaincre l’administration Zelensky de lancer un assaut sur Melitopol pour couper les lignes de ravitaillement de l’ennemi et isoler la Crimée. 16
En 2024, l’administration Biden finit par autoriser la CIA à soutenir l’Ukraine dans des opérations en Russie. Comme l’a dévoilé le Times, « une politique instaurée de longue date interdisait à la CIA de fournir des renseignements sur des cibles situées en territoire russe. Toutefois, l’Agence pouvait demander (…) des dérogations permettant de soutenir des frappes pour des objectifs précis. Des renseignements avaient identifié un vaste dépôt de munitions à Toropets, à 470 km au nord de la frontière ukrainienne. Le 18 septembre 2024, une nuée de drones a frappé ce dépôt, provoquant une explosion aussi puissante qu’un petit séisme, laissant un cratère de la taille d’un terrain de football. Par la suite, la CIA a été autorisée à appuyer des frappes de drones ukrainiens dans le Sud de la Russie, afin de ralentir les avancées ennemies dans l’Est de l’Ukraine. » 17 En réalité, la CIA était engagée depuis le printemps 2022 dans des opérations à haut risque en mer Noire et en Crimée, une péninsule d’importance stratégique qui est considérée par le Kremlin comme faisant partie intégrante de son territoire depuis 2014. 18 Ces actions clandestines se sont intensifiées à l’automne 2023 avec l’introduction des missiles ATACMS états-uniens dans ce conflit ; 19 cette initiative s’inscrivait dans le cadre d’une campagne de frappes de drones et de missiles soutenue par la France et la Grande-Bretagne, qui avait pour objectif de contraindre la marine et l’armée russes à évacuer la mer Noire et la Crimée. 20
Si cette enquête du Times est plus évasive sur le rôle des autres puissances de l’OTAN dans ce conflit, il est avéré que les frappes de missiles SCALP-EG et Storm Shadow requéraient l’appui des services spéciaux français et britanniques, comme l’avait maladroitement confirmé Olaf Scholz en février 2024 ; 21 à l’instar des missiles ATACMS conçus par Lockheed Martin, l’utilisation des SCALP-EG et des Storm Shadow « nécessite la technologie états-unienne pour qu’ils soient pleinement efficaces », tel que souligné par le Telegraph en novembre 2024. 22 À l’époque, c’est-à-dire moins d’une semaine après la victoire de Donald Trump aux présidentielles, Emmanuel Macron et Keir Starmer avaient réussi à convaincre Joe Biden d’autoriser des frappes en profondeur sur le territoire russe avec les ATACMS, les SCALP-EG et les Storm Shadow. Toujours selon le Telegraph, leur objectif était d’aggraver le conflit ukrainien au point de rendre impossible tout processus de paix ouvertement souhaité par Trump. 23
Malgré le haut niveau de risque qu’elles comportent – incluant une guerre directe entre l’OTAN et la Russie –, de telles actions clandestines sont invisibles pour la grande majorité des opinions publiques des États qui les commanditent. En effet, elles sont conduites en secret et nous n’en sommes informés qu’à travers de rares fuites médiatiques – principalement dans les pays anglo-saxons, et souvent avec plusieurs années de retard. Dans ce contexte orwellien, la communication trompeuse des puissances occidentales sur la prétendue non-cobelligérance de l’OTAN a principalement servi à rassurer leurs populations respectives, et à éviter qu’elles ne remettent en cause la guerre par procuration de l’Alliance atlantique contre la Russie – n’étant pas informées de son existence et des périls majeurs qu’elle impliquait.
Le fait que le continent européen ait sombré dans un tel marasme sécuritaire est scandaleux, du moins si l’on veut bien prendre en compte les raisons premières de l’invasion russe, qui sont principalement imputables à Washington. Grâce au renversement violent de Ianoukovitch par les nationalistes du Maïdan – alors que la France, l’Allemagne et la Russie venaient d’obtenir un accord de sortie de crise à Kyiv –, le gouvernement des États-Unis a purgé puis restructuré les services spéciaux de l’Ukraine pour en faire des « alliés puissants contre Moscou », selon le Washington Post ; 24 par la suite, l’armée ukrainienne été intégrée de facto à l’architecture militaire de l’OTAN par Washington, Londres et Ottawa, qui l’ont transformée en une force supplétive constamment plus menaçante aux yeux du Kremlin. 25 Cette stratégie anglo-saxonne totalement irresponsable s’est imposée au détriment de la « Vieille Europe » franco-allemande qui, malgré un manque de volontarisme pour faire respecter les accords de Minsk, avait constamment cherché à régler le conflit russo-ukrainien par la voie diplomatique – du moins jusqu’au tournant de février 2022. 26
À l’heure où Washington et Moscou souhaitent négocier une paix qui sera nécessairement imparfaite, mais qui pourrait sauver des centaines de milliers de vies et empêcher l’extension de ce conflit en dehors des frontières de l’Ukraine, les dirigeants européens seraient mieux inspirés de privilégier un retour à l’approche diplomatique, au lieu d’alimenter une guerre par procuration logiquement ingagnable face à un Léviathan russe nettement plus puissant que son voisin.
Biographie de l’auteur :
Journaliste indépendant, essayiste et traducteur, Maxime Chaix est titulaire d’un Master 2 en « Histoire, théorie et pratique des droits de l’Homme » (Université Grenoble Alpes). Il est spécialisé dans les questions stratégiques, les opérations clandestines, la politique étrangère états-unienne et le djihadisme. En 2019, il a publié son premier essai, intitulé La guerre de l’ombre en Syrie, aux Éditions Erick Bonnier. À ce jour, il s’agit du seul ouvrage entièrement consacré à l’opération Timber Sycamore, et il a été recommandé par des journalistes, des ex-officiers militaires ou de renseignement et des spécialistes de premier plan (Revue Défense Nationale, Le Monde diplomatique, Atlantico.fr, Marianne, etc.). En avril 2025, il a publié son second essai, intitulé La guerre de l’ombre en Ukraine, aux Éditions Erick Bonnier. À partir de 2016, Maxime Chaix a écrit des articles en tant que contributeur extérieur dans Paris Match, MiddleEastEye.net, RAIDS Magazine, Le Devoir et LeDiplomate.media. Depuis 2012, il étudie en particulier les opérations clandestines des États-Unis et de leurs principaux alliés, dont la France et la Grande-Bretagne, afin d’alerter ses concitoyens sur les dangers majeurs de ces guerres de l’ombre sous-médiatisées.
.L’ensemble des faits exposés dans cet article sont solidement documentés dans le dernier ouvrage de l’auteur de cet article, qui compte plus de 1 000 notes de bas de page (Maxime Chaix, La guerre de l’ombre en Ukraine – Les raisons cachées du conflit OTAN-Russie [Éditions Erick Bonnier, Paris, avril 2025]).
. Voir les chapitres 2, 3 et 5 de Chaix, La guerre de l’ombre en Ukraine.
. Adam Entous et Michael Schwirtz, « The Spy War: How the C.I.A. Secretly Helps Ukraine Fight Putin », New York Times, 25 février 2024 (https://archive.vn/fU8q9).
. Voir le chapitre 6 de Chaix, La guerre de l’ombre en Ukraine.
. Voir le chapitre 6 de Chaix, La guerre de l’ombre en Ukraine.
. Voir les chapitres 2, 3 et 5 de Chaix, La guerre de l’ombre en Ukraine.
. « G7 Leaders’ Statement on the invasion of Ukraine by armed forces of the Russian Federation », Consilium.Europa.eu, 24 février 2022 (https://archive.vn/HQDQd).
. Adam Entous, « The Partnership: The Secret History of the War in Ukraine », New York Times, 29 mars 2015 (https://archive.vn/0ynnM).
. Voir le chapitre 6 de Chaix, La guerre de l’ombre en Ukraine.
. Voir le chapitre 5 de Chaix, La guerre de l’ombre en Ukraine.
. Greg Miller et Isabelle Khurshudyan, « Ukrainian spies with deep ties to CIA wage shadow war against Russia », Washington Post, 23 octobre 2023 (https://archive.vn/nbdC3). Voir le chapitre 5 de Chaix, La guerre de l’ombre en Ukraine.
. Miller et Khurshudyan, « Ukrainian spies with deep ties to CIA wage shadow war against Russia » (https://archive.vn/nbdC3).
. Entous et Schwirtz, « The Spy War: How the C.I.A. Secretly Helps Ukraine Fight Putin » (https://archive.vn/fU8q9).
. Entous, « The Partnership: The Secret History of the War in Ukraine » (https://archive.vn/0ynnM).
. Ibid.
. Ibid.
. Ibid.
. Ibid.
. Ibid.
. Voir le chapitre 6 de Chaix, La guerre de l’ombre en Ukraine.
. Thomas Burgel, « Ukraine : au sol, des soldats français et britanniques aident-ils déjà Kiev, comme l’a suggéré Olaf Scholz ? », Geo.fr, 1er mars 2024 (https://archive.vn/2pQb6).
. Ben Riley-Smith et Benedict Smith, « Starmer plots to thwart Trump on Ukraine », Telegraph.co.uk, 10 novembre 2024 (https://archive.vn/CuiAw).
. Ibid.
. Voir le chapitre 5 de Chaix, La guerre de l’ombre en Ukraine.
. Voir le chapitre 6 de Chaix, La guerre de l’ombre en Ukraine.
. Voir la conclusion de Chaix, La guerre de l’ombre en Ukraine.